[Battletech] L’histoire des “Unseen”, les Invisibles

L’appellation “Unseen” est utilisée pour décrire une quarantaine de designs de ‘mechs qui ne sont plus utilisés dans Battletech depuis 1996.

Ces designs se sont en effet trouvés au cœur d’un conflit juridique opposant de manière récurrente les éditeurs du jeu à la société de production Harmony Gold, plus connue pour la série animée Robotech.

Mais reprenons du début…


Un peu de contexte…

Au début des années 80, la fièvre des robots géants s’empare des enfants américains. Pour répondre à la demande, les fabricants de jouets américains vont importer des créations japonaises en leur donnant une nouvelle identité. En 1983, Tonka ouvre le bal avec les GoBots, basés sur la gamme Machine Robo de Popy. L’année suivante, Hasbro créé la franchise Transformers à partir de jouets Bandai et Takara, et plus particulièrement les gammes Microman et Diaclone de ce dernier.

Les concurrents d’Hasbro et Tonka vont rapidement chercher à les imiter. Des jouets et maquettes (model kits) dérivés de séries animées vont être importés et vendus sous un nouveau nom, dans l’espoir de créer des marques susceptibles de rencontrer un succès comparable aux GoBots et aux Transformers. Rn 1984, Revell lance donc la marque Robotech (déclinée en deux sous-gammes, Defenders et Changers), “rebranding” de produits dérivés des animes Super Dimension Century Orguss, Fang of the Sun Dougram et Super Dimension Fortress Macross.

Mais il est fréquent au Japon qu’un anime donne lieu à plusieurs gammes de produits dérivés chez différents fabricants :  dans le cas de Dougram, par exemple, certains produits étaient fabriqués par Takara, d’autres par Nitto.

C’est ainsi qu’en parallèle au lancement par Revell de la gamme Robotech (basée sur les produits Takara), la société Twentieth Century Imports (TCI) acquiert auprès de Nitto et Nichimo une série de model kits eux aussi tirés de Dougram et Macross, ainsi que Crusher Joe. Se retrouvent donc sur le marché américain des produits très similaires (car basés sur le même anime), mais vendus sous des noms différents.


La naissance de Battletech

C’est alors qu’entrent en jeu Jordan Weisman et L. Ross Babcock III, fondateurs du petit éditeur FASA Corporation. Fondé en 1980, FASA s’est fait un nom en publiant les jeux de rôle officiels de Battlestar Galactica et Star Trek. En 1983, l’éditeur s’essaye au wargame avec Combots (“Combat Robots”), qui ne rencontre toutefois pas un grand succès. Mais l’idée d’un jeu de plateau mettant en scène des combats de robots est déjà là.

Lors d’un salon dédié aux professionnels du jeu sur table en 1984, Weisman et Babcock visitent le stand de TCI; impressionnés par leurs produits (notamment des wargames basés sur Dougram, The Battle of Stanrey et The Battle of Kalnock), Weisman et Babcock proposent à TCI un partenariat pour les réutiliser dans un jeu de plateau de leur propre création : Battledroids, qui sortira quelques mois plus tard. En 1985, Battledroids sera finalement rebaptisé Battletech pour éviter un procès avec LucasFilm, qui revendique la propriété du nom Droids (et s’apprête à l’époque à proposer un dessin animé — et donc des jouets — sous ce nom.)

Model kits de Macross vendus par Twentieth Century Imports sous la marque Battletech.

L’éditeur de Battletech exploite donc les dessins et illustrations des produits importés par TCI, et s’en servira plus tard de base pour produire des figurines en plomb à leur effigie; tandis que les maquettes au 1/144e vendues par TCI incluent une fiche avec les caractéristiques du mecha en question pour utilisation dans Battletech. Un accord gagnant-gagnant, mais une question demeure : TCI avait-elle vraiment le droit de licencier à FASA les artworks et designs en question ? Probablement pas — mais le contrat signé par TCI avec ses partenaires japonais était apparemment suffisamment vague pour créer le doute…


De Macross à Robotech

En 1985 toujours, le producteur Carl Macek et sa société Harmony Gold acquièrent auprès de Tatsunoko Production les droits de diffusion télé des séries animées Macross, Super Dimension Cavalry Southern Cross et Genetic Climber Mospeada.

Macek décide de remonter ces trois séries (qui n’ont aucun rapport entre elles à l’origine et ne mettent en scène ni les mêmes mechas, ni les mêmes personnages) pour n’en faire plus qu’une, ce qui lui permettrait d’atteindre la longueur nécessaire pour une diffusion en syndication (c’est à dire sur d’autres chaînes que son network d’origine). Mais il lui faut un nom pour cette fusion, si possible une marque déjà bien établie auprès des enfants et riche en produits dérivés déjà présents sur le marché. Il se rapproche donc de Revell pour négocier les droits du nom Robotech.

Pour récapituler, en 1985 les mêmes designs de mechas japonais, en particulier ceux de Macross, se retrouvent utilisés dans trois “produits” différents aux États-Unis :

  • La gamme Robotech de Revell, licenciée via Takara.
  • La série animée Robotech d’Harmony Gold, licenciée via Tatsunoko.
  • Le jeu de plateau Battletech, qui utilise, via TCI, des designs licenciés auprès de Nitto et Nichimo.

Évidemment, avec le début de Robotech à la télévision américaine, Harmony Gold voit d’un assez mauvais œil l’existence de ce jeu de plateau qui exploite des designs qui, de leur point de vue, leur appartiennent. Plusieurs courriers sont envoyés à FASA, exigeant le retrait de Battletech du marché. FASA rétorque en brandissant son contrat de licence avec TCI.

Pendant presque une décennie, les deux parties se regardent en chiens de faïence, chacune étant sûre d’être dans son bon droit…


Première passe d’armes

Les véritables hostilités éclatent au début des années quatre vingt-dix. Harmony Gold a racheté l’ensemble des droits sur la marque Robotech à Revell, avec l’intention de créer ses propres produits dérivés. De son côté, Saban Entertainment produit une série animée basée sur Battletech, qui débute sur les écrans en 1994. FASA approche alors la société Playmates pour produire des jouets basés sur la série. Mais les discussions ne vont nulle part, et FASA finit par faire affaire avec un autre fabricant, Tyco Toys.

Quelques mois plus tard, toutefois, Playmates sort sa gamme EXO Squad, qui incorpore plusieurs designs ressemblant étrangement à ceux de Battletech (en l’occurrence, des designs créés en interne par FASA, notamment le Timber Wolf, devenu entretemps la mascotte de la franchise). FASA porte plainte, mais n’obtient pas gain de cause: si la juge considère que la plainte a été déposée en bonne foi, elle trouve que les ressemblances de design sont insuffisantes pour démontrer le plagiat.

À gauche, un des jouets de la gamme ExoSquad de Playmates. À droite, le Timber Wolf de Battletech.

Mais Playmates, échaudé, décide de contre-attaquer : le fabricant a en effet commencé à produire des jouets Robotech pour Harmony Gold, et accuse donc FASA d’avoir plagié les designs issus de Macross. Twentieth Century Imports ayant fermé ses portes à la fin des années quatre-vingt, plus rien n’empêche Harmony Gold de revendiquer la propriété exclusive de ces designs.

Le procès ne va toutefois pas se dérouler tout à fait comme ils l’espéraient. En effet, l’étude des contrats de licence rappelle aux intéressés que Macross appartient, à l’origine, à trois sociétés japonaises : Tatsunoko, le Studio Nue, et Big West. Harmony Gold a beau avoir acquis les séries animées auprès de Tatsunoko, les designs ont été quant à eux créés par Studio Nue et Big West. N’appréciant pas la tournure des délibérations, Playmates et Harmony Gold proposent en 1996 une résolution à l’amiable : ils retireront leur plainte si FASA cesse d’utiliser les designs tirés de Macross. FASA accepte.


Les Invisibles

L’éditeur entreprend par la même occasion un grand ménage : non seulement les designs de Macross sont retirés du jeu, mais aussi, par sécurité, ceux tirés de Dougram, Crusher Joe, ainsi que tous les dessins réalisés pour FASA par des sociétés externes, comme le Studio Nue (pour la version japonaise de Battletech) ou Victor Entertainment (pour les portages de Mechwarrior sur consoles et ordinateurs japonais). Ces mechas continuent d’être mentionnés dans les textes du jeu, mais ne sont plus représentés visuellement, que ce soit sous la forme d’illustrations ou de figurines. Ils deviennent les “invisibles” — les Unseen. Ne demeurent dans le jeu que les ‘mechs conçus directement par FASA, en interne.

Il est intéressant de noter que le procès “FASA vs. Playmates et Harmony Gold” aura des répercussions au Japon. Le Studio Nue et Big West se retourneront en effet contre Tatsunoko, les accusant d’avoir cédé à Harmony Gold des droits qui ne leur appartenaient pas. En 2003, une cour japonaise établira finalement que Studio Nue et Big West sont seuls détenteurs du copyright de 41 personnages et mechas aperçus dans Macross

La hache de guerre semble en tout cas enterrée entre Harmony Gold et FASA, qui cesse son activité d’éditeur en 2001 et revend Battletech à Topps. Sous licence de Topps, Battletech connaîtra de nouvelles éditions, d’abord sous la bannière de FanPro, puis de Catalyst Games Labs. Le souci, c’est que ces successeurs ne connaissent pas forcément tous les tenants et aboutissants du procès de 1994, ou de sa résolution en coulisses…


Déjà vu

En 2009, le studio de jeu vidéo Piranha Games annonce Mechwarrior 5, et dévoile un trailer mettant en scène… un Unseen, le Warhammer vu en tête de cet article (basé sur le Destroid Tomahawk de Macross). Piranha pensait simplement utiliser un design iconique de Battletech, mais sera immédiatement mis en demeure par Harmony Gold pour infraction de copyright. Ainsi sera tué dans l’œuf le premier projet Mechwarrior 5. Et par la même occasion, la tentative parallèle de Catalyst Game Labs de faire réapparaître les Unseen dans le jeu sur table à l’occasion de son 25e anniversaire.

En 2013, Piranha Games lance Mechwarrior Online, et entreprend de confier à son mecha-designer maison, Alex “Flying Debris” Iglesias, de redessiner les Unseen. Ces nouveaux designs, suffisamment proches des originaux pour être identifiables mais très différents dans le détail, seront partagés avec le jeu de stratégie Battletech de Harebrained Schemes, dont le développement commence en 2015. Fin 2016, Piranha Games annonce la mise en chantier d’un nouveau Mechwarrior 5, réutilisant lui aussi les designs d’Iglesias. (Catalyst Game Labs, l’éditeur du jeu de plateau, préférera de son côté commander ses propres redesigns à Anthony “Shimmering Sword” Scroggins.)

À gauche, le Phoenix Hawk de Mechwarrior Online. À droite, son design d’origine, basé sur le VF-1 Valkyrie FAST Pack de Macross.

Et l’histoire se répète : en mars 2017, Harmony Gold porte plainte, accusant les designs d’Iglesias d’être un plagiat de ceux de Macross. Cette nouvelle plainte est par ailleurs assez surréaliste, Harmony Gold revendiquant la propriété non seulement de designs inspirés de Macross, mais aussi de ‘mechs créés de toutes pièces par FASA, comme l’Atlas, ou bien inspirés d’autres œuvres ne lui appartenant pas, à l’instar du Shadow Hawk originellement basé sur un design de Dougram

Piranha Games a contre-attaqué en citant le jugement japonais de 2003, ainsi que l’arbitrage d’un litige opposant Tatsunoko et Harmony Gold en 2017. Selon Piranha Games, ces précédents établissent clairement que si Harmony Gold possède bien les droits d’exploitation vidéo des séries constituant Robotech jusqu’en 2021, ils n’ont aucun copyright à faire valoir sur les designs eux-mêmes.

Le tribunal a finalement donné raison au camp Battletech en avril 2018, mettant enfin un terme à cette interminable saga. Les Unseen ont donc progressivement fait leur retour, que ce soit en figurine ou en jeu vidéo, avec leur nouveau design bien évidemment.

» Merci à Yvan West Laurence pour son expertise et ses corrections 🙂

2 thoughts on “[Battletech] L’histoire des “Unseen”, les Invisibles

  1. Robin Favier

    Votre nouvelle section qui s’étoffe… qui s’étoffe… qui s’étoffe… est rien moins qu’intéressante. Je n’imaginais pas le monde de Battletech aussi touffu en terme d’histoires, devant, et derrière la boîte de jeu ! 🙂

    Merci de nous faire partager tout ceci !

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